mardi 3 mai 2011

Charité et solidarité... et s'il fallait choisir ?

On ne peut pas passer trois mois en Inde et tenir un blog sur ce pays, sans évoquer la question de la mendicité. C'est un sujet difficile à aborder et à vivre au quotidien. Il revient à chacun d'adopter l'attitude qu'il juge juste et de se faire "son" opinion sur le sujet. La mendicité omniprésente en Inde fait également écho en nous à celle que l'on voit dans les villes de pays aussi prospères que le nôtre. Nous avons choisi de vous partager notre opinion. Nous préférons également prévenir qu'elle risque de choquer certains, ce n'est pas l'objectif poursuivi. Soulignons également que la mendicité ne se vit pas de la même façon chez nous ou en Inde par exemple. On ne peut donc pas toujours analyser la mendicité d'ici et d'ailleurs de la même façon. En Inde, il existe une mendicité choisie. Chez nous aussi peut-être mais c'est plus rare.

D'Istanbul à Damas, de Jordanie à la Palestine, nous n'avons presque pas vu de mendicité ni de sans-abrisme. Cela contrastait fort avec ce que nous pouvons voir dans les rues de Liège. Quand on demandait comment cela était possible, on nous répondait que l'Islam et la famille au sens large sont les deux piliers de la solidarité envers ceux qui éprouvent des difficultés dans la vie. Dès le Sri Lanka, mais surtout en Inde, le changement fut radical. La mendicité omniprésente et multiforme (pauvreté économique, maladie, handicap, enfants, personnes âgées, mendicité choisie (Sadhu) ) nous a poussé à la réflexion (déjà entamée à Liège). Face aux multitudes de sollicitation, il fallait également que nous adoptions une attitude cohérente.

Ne rien donner aux enfants est généralement  une option admise par beaucoup. Les bonnes intentions se révèlent souvent désastreuses puisqu'elles encouragent par exemple les enfants à rester dans la rue : chez eux, on leur donne rarement de l'argent ou des bonbons. Ces bonnes intentions encouragent aussi les parents à ne pas envoyer leurs enfants à l'école, ou pire à les mutiler pour accroître la compassion. Elles participent aussi à l'exploitation des enfants par des mafias qui les rackettent. En ce qui concerne les personnes handicapées ou très âgées, la question est beaucoup plus délicate. Pourquoi ne pas leur procurer une aide bien nécessaire ? Quoiqu'il en soit, en ce qui nous concerne, nous n'avons jamais rien donné à personne et continuons de ne rien donner.

Quand un mendiant tend la main et nous implore de lui donner quelque chose il le fait de la même manière qu'il prie. Nous ne lui donnons rien. Nous, nous ne sommes ni des dieux, ni des grosses fortunes et surtout en réalité, nous avons horreur de la charité. Pour nous, la charité représente le contraire de la solidarité, de la fraternité, de l'égalité, de la liberté et de la dignité. Comment pouvons-nous être charitable sans porter atteinte à la dignité de celui que l'on entend secourir un instant. Bien entendu, la condition du mendiant et de celui qui souffre de la misère est inacceptable et révoltante. Cette révolte nécessite que l'on dépasse la charité, qui nous apparaît en réalité comme un garde fou de l'exclusion, de la hiérarchisation entre les hommes et de la déshumanisation, pour bâtir et préserver une société structurellement solidaire.

Ce qui est déroutant en Inde, c'est que le mendiant semble résigné. A-t-il accepté son karma ?  Il ne se révolte pas, ne s'organise pas avec d'autres et ne veut surtout pas être considéré d'égal à égal avec son interlocuteur. Cette attitude a quelque chose de pathétique. Le comble de cette mauvaise pièce, c'est qu'il est impossible de communiquer avec un mendiant. Il veut seulement que l'on exauce sa prière, il n'a que faire de quelques expressions de fraternité. Il n'a que faire d'un sourire. Il ne veut surtout pas que l'on voit en lui autre chose qu'un mendiant. C'est parfait dans un pays de castes où le néo-libéralisme se développe à toute allure puisque sous cet angle, la mendicité et la charité nous apparaissent d'abord comme l'expression de l'individualisme.

Cependant, choisir la solidarité en général contre la charité en particulier ne doit pas être le combat des humanistes sans coeur qui aiment l'humanité en général pour ne pas avoir à aimer les êtres en particulier. Aimer les êtres humains en particulier et l'être humain en général suppose que l'on se batte pour établir une solidarité et une convivialité pleine et structurelle où la dignité de tous et le respect des droits de tous sont établis dans le fondement de la société pour s'assurer du respect de la dignité de chacun. Refuser la charité parce qu'elle nie la dignité de l'être en particulier et donc de l'humanité en général, parce qu'elle menace tout projet de solidarité et de convivialité structurelle n'est pas un choix théorique, froid et cynique. On ne peut pas lui opposer le choix prétendu réaliste et pragmatique de la charité qui serait alors rétablie comme seul secours concret et rapide à la détresse la plus immédiatement palpable puisque la charité est en réalité un puissant levier d'injustices et de misère. Pourquoi aider une personne et pas une autre ? Et si l'on aide aujourd'hui que fera-t-on demain ? Aider encore, tant que la bonne volonté des élites, des élus, des chanceux et des égoïstes généreux est présente ? En ralentissant un très court instant la chute d'un seul être souffrant de la misère, ne fait-on pas basculer en même temps tous les autres au fond du gouffre d'une société charitable où la hiérarchisation entre les existences et la discrimination restent la règle ? Et la charité n'est-elle pas une forme d'égocentrisme ? Pour celui qui donnent, donner fait du bien. Ne pas donner peut faire mal longtemps et être la promesse de nouveaux engagements. N'oublions pas qu'à l'heure de la mondialisation néo-libérale, la consommation responsable au quotidien par exemple est bien plus efficace, pour lutter contre la pauvreté dans les pays les plus pauvres et chez nous, que la pièce, le bic ou la barre de chocolat donnés pour se faire bonne conscience durant un voyage... Sans doute les peuples exclus du grand partage n'ont-ils pas besoin de charité mais bien de respect et de solidarité.

Enfin, nous autres Européens, réfléchissons-y à deux fois pour nous même. A l'heure du détricottement de toutes les solidarités si chèrement acquises, rappelons-nous que nos sécurités sociales et autres biens communs représentent le vrai socle de notre bien-être partagé, révoltons-nous contre les politiques de nos gouvernements et de la commission européenne qui nous font descendre l'échelle du progrès à toute vitesse pour le profit d'une poignée d'actionnaires qui se frottent déjà les mains devant les promesses de libéralisation  des sécurités sociales et de privatisation des dernières entreprises nationales. L'esprit charitable des mieux nantis sera alors notre seul secours et nous serons revenus au XIXème siècle, la boucle sera bouclée... Les lobbyistes qui s'attaquent quotidiennement à nos solidarités et nos sécurités sociales sont dans l'arène depuis longtemps. Et nous autres citoyens où sommes-nous ?

   





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